Ravi, bien entendu, d’accueillir les notes de François Bon sur mes Notes éparses. Au départ une photo envoyée sur Facebook, dans l’album petites vadrouilles (à Chinon, cette vadrouille), une photo qui nous a parlé, chacun de notre côté, lui ici, moi sur son Tiers-livre.
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Dans les archétypes des images de village ou de petite ville de province, bien peu pour sentir soudain ce tressaillement intérieur, avec du rêve, de l’énigme et de la peur.
Si j’aime les grandes villes, si elles me fascinent, si j’aime celles qui m’oblige à me perdre, me contraignent à l’épuisement intérieur, cette part radicale d’une jonction entre rêve et réel c’est seulement le village et la petite ville de province qui me l’induisent.
Je ne saurais pas faire l’inventaire de ces archétypes – les rêves sont trop mobiles, les sensations trop fines. Un café de faubourg dans lequel on est entré par hasard, et telle odeur, ou le Formica des tables, et la grande porte du souvenir sera là tout droit contre vous, non pas comme ouverte et vous laissant y entrer, mais fermée et contre laquelle on cogne.
Je sais que c’est possible aussi, pour moi, si j’aperçois une rue toute droite, vraiment droite, avec des deux côtés des maisons basses (un étage, deux au maximum), et jointives, avec peut-être au bout le clocher d’une église légèrement déporté sur la gauche.
C’est possible aussi pour moi dans la brusque montée d’un pont, dans l’étrécissement qui optiquement en résulte, sans rien savoir de l’autre côté.
Je reconnais aussi, pour produire les mêmes sensations, telle chambre à l’ancienne dans un gîte qu’on loue, telle odeur de pin et de mer, mais aussi l’entrée des cimetières, tant partout elles sont les mêmes.
Et bien sûr ces grands portails, aménagés pour les machines agricoles, mais cette taille de portail n’est pas forcément agricole, elle signale le travail, la remise, l’entrepôt. Dans les murs de pierre mal jointive il y a des crochets fichés dans les murs où on peut accrocher ce qui complète le décor du rêve, et sent le cuir ou la graisse mécanique, ou le caoutchouc. Parfois des restes de l’âge du cheval. Ce n’est pas que des signes anciens se soient accrochés pour survivre, plutôt que le monde a refait ailleurs, plus loin, ses forces vives.
Le sol a pu recevoir une dalle de béton, ou garder les vieilles rigoles entre les pavés. Parfois elles sont occupées. Deux voitures au minimum, mais une autre plus vieille est là-bas sous une bâche. On n’est pas surpris de ce qu’on trouve, ici, même si rien n’en est prédictible.
Alors certainement, traversant les villages en voiture, je les guette les grands portails fermés. On prend rapidement conscience de la disposition des fenêtres et des lieux habités qui s’y greffent. On est habitué, à une enseigne décolorée, une publicité sur email mangée de rouille, parfois à l’enclave d’une pompe à gas-oil enlevée, ou le rebord d’un quai de chargement, à attribuer au volume clos l’ancienne destination finie, mais qu’on sait ouvrir, pour une autre, dans les souvenirs.
Je suis de cet âge. Ce qui peut lever pour moi de cauchemar d’une vieille bâche abandonnée dans un recoin, c’est derrière de tels portails que je les sais. Pour certains qui contiennent réellement mes souvenirs, il a pu m’arriver de me placer de face contre eux, et d’y apposer les deux paumes, d’écarter en grand les bras. Alors ce sont même les morts qu’un instant on étreint – et je pourrais donner des lieux, des temps et des noms précis.
Ce sont des réserves de soi-même qu’on ne connaît pas. Ce sont des recoins de soi-même grands comme ces lieux eux-mêmes, et donc avec la même béance. On ne se sais pas si grand dans ce qui nous perce ou nous troue, ou reste en nous si béant et si noir qu’on n’ose pas y entrer, même par les rêves.
Alors je les photographie aussi. Cette rouille sur l’émail, ce fer forgé sur l’ancienne serrure de bois. Les photographies s’accumulent dans le disque dur des archives, on ne saurait même pas aller les y cherche, on n’a pas les mots-clés, on n’a pas pris la peine d’associer le lieu, pointer la carte, et la rue.
C’est un silence que j’entends derrière ces portails, de même que je sais le poids qu’ils ont quand on les pousse. Qu’il y a derrière ce relent d’humidité, juste un instant, et qu’on devine dans l’ombre ce qu’on reconnaît à peu près, une machine, une carcasse, des empilements de bois, ou l’anneau dans le mur, qui reste du temps des chevaux.
Et qu’on n’a même pas réfléchi à tout ça : ce que gardent de vous les vieux portails de tôle ou de bois, sur des espaces bien plus grands – trop grands – par rapport à la mesquinerie des volumes qui nous sont concédés dans le jeu de la grande ville, et le nomadisme où on est.
Et que tout cela peut vous sauter à la figure, sans même qu’on ait besoin d’en parler. Pour une photographie de hasard, aperçue sur le facebook d’un ami, et qu’on ne sait pas où sa route le faisait passer à cet instant, mais qu’il y a le mot Cacolac déjà pour vous relancer dans l’adolescence, et d’autres bribes d’émail, et les vieilles planches goudronnées et le fer forgé qui permet de l’ouvrir.
Cette porte-ci, précisément, on ne l’a pas ouverte, on ne sait même pas où c’est. Pourtant c’est bien là qu’on cogne, et qu’à la fois en soi-même on vit.
Et pourtant je ne suis pas sûr que je l’aimerais aujourd’hui, ce Cacolac sirupeux qui tentait de se faire anagramme de la boisson symbole américaine, et qui respire pour moi le Solex, la R4, et nos électrophones Teppaz, tout ce que renferment, avec tant d’autres choses, tant des grands portails clos de nos villes de province.
François Bon
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Les vases communicants, c’est on échange de blog, c’est chaque premier vendredi du mois, et ce mois-ci tous ces échanges sont par là.
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